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Le blog de jefherzog

De tout et de rien

Wiechert : Missa sine nomine

A la suite de mon article sur le croc de boucher, j'ai tenté de traduire le passage relatif à cet instrument de torture du livre de Wiechert : un ancien détenu de camp de concentration relate un événement qu'il a vécu un peu avant d'être libéré.

 

 

« C'était un Français », commença-t-il d'une voix douce. « Petit, fluet et malade. Un professeur d'histoire de l'art à la Sorbonne. Dans les listes, il était mort depuis longtemps. Une injection dans le cœur. Mais nous l'avions toujours sauvé. Nous avions falsifié la liste. Les derniers mois, il est vrai, c'était possible.

 

Et c'est alors que le bourreau le découvrit. De tous les bourreaux, c'était le plus impitoyable. Il occupait une position élevée dans le camp. C'est lui qui avait inventé cette histoire de croc de boucher. Étiez-vous au courant ? »

 

Tous deux firent signe que non.

 

« On pendait les condamnés à de tels crocs, par le menton. C'était une mort horrible, la plus horrible peut-être de toutes. Et c'est à cette mort que nous devions le conduire. Il était calme et courageux, mais lorsque nous arrivâmes sur le vaste lieu d’exécution, il m'adressa un regard. C'étaient les yeux qui une vie entière s'étaient abreuvés de beauté. D'images de cathédrales et de madones. Ils en étaient encore emplis, à ce point emplis d'elles qu'elles en masquaient presque sa peur de la mort. Mais tout au fond des yeux, derrière ces images, je l'aperçus. Moi seul.

 

Tout cela se passait au moment où les choses se délitaient, parce que les tirs d’artillerie se rapprochaient de plus en plus, et quelques-uns d'entre nous étaient secrètement armés. Dont moi. Et une fois que nous eûmes conduit le Français sous la poutre aux crocs, j'ordonnai au bourreau de se retourner. Ce qu'il fit comme si un serpent l'avait mordu au talon. Et c'est alors qu'il se retrouva face à face avec le canon de mon pistolet.

 

Son visage se figea de stupeur, parce qu'il ne comprenait pas. C'était pour lui comme si le monde entier volait en éclats. Mais il avait toujours ce visage méchant voire odieux. Même dans cette réaction de stupeur. Plus que dans les moments d'insouciance de sa vie.

 

Il regarda autour de lui et ne vit rien d'autre que sa fin. Pas la moindre pitié sur aucun des visages.

 

Il tomba à genoux et nous implora de lui laisser la vie sauve, et nous ne nous étions pas attendus à ce que derrière ces lèvres puissent vivre des mots humains. Nous l'écoutâmes comme nous aurions écouté si une araignée s'était mise à parler dans sa toile. Ou un scorpion. Ou un basilic. Nous étions horrifiés par le fait qu'il puisse parler d'une voix humaine. Nous avions le sentiment que lors de toutes ces années nulle autre profanation de l'image de l'homme n'avait été plus abjecte que cette même voix. Nous nous étions attendus à ce qu'une voix démoniaque se réveille en lui, ou une voix de loup, comme dans ces tableaux de Jérôme Bosch.

 

Le professeur intercéda en sa faveur, mais nous fîmes signe que non. Les autres voulurent le hisser sur le crochet, mais avant qu'ils puissent se saisir de lui, je tirai.

J'aurais pu tirer dans son cœur, mais je tirai dans son visage. Peut-être pensais-je qu'il se remettrait d'un tir dans le cœur, parce qu'il n'y avait pour lui rien à l'endroit du corps, où nous autres avons un cœur. Rien que du vide. Sa vie se résumait dans son visage, que nous avions vu sourire. Tant et tant de fois. Et c'est dans ce sourire passé que je tirai.

 

      Il piqua du nez, mais à mes yeux, il n'arrêtait pas de sourire. Comprenez-vous ? Il n'arrêtait pas de sourire. On avait l'impression que son sourire était immortel. Le mal immortel que mille coups de feu n'auraient pas effacé.....

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